L’autre jour, le Professeur Moncef Taïeb, Doyen de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de Manouba, a presque choqué son public en commentant l’essai du Professeur Ali Abassi Un paradigme en péril, la biculturalité en Tunisie. Il avait dit en substance que certains Tunisiens, parmi les citoyens moyens et surtout parmi l’élite intellectuelle, donnent l’air de ne pas être contents de vivre dans leur pays. Parce que la Tunisie telle qu’elle est et a toujours été, ouverte, tolérante, multiple, ne leur convient pas, ne leur plaît pas ! Parce qu’ils lui conçoivent, eux, -à ce pays pacifique- un modèle unique confectionné à leur goût, selon leur idéologie, ou leurs penchants culturels et qu’ils sont prêts à imposer même par les armes. “Qu’ils partent vivre ailleurs, ces mécontents !” s’est enfin exclamé M. Taïeb.
Il existe en effet un genre d’hommes (et de femmes) de chez nous qui n’ont pour souci majeur que de définir unilatéralement l’identité tunisienne en fonction de leurs seules convictions ! Ils ne reconnaissent à ce pays, par exemple, que sa berbérité, ou que son arabité, ou que son africanité francophone, ou que sa méditerranéité ! Pas un seul ne se contente, paraît-il, de la tunisianité de ce bout de terre pourtant chargé d’histoire et auréolé de gloires, qui, depuis l’Antiquité, s’est toujours montré hospitalier avec les étrangers qui s’y établissaient provisoirement ou durablement.
La Tunisie de l’après 14 janvier 2011 continue de se dévoyer aujourd’hui encore, dix ans après sa fameuse “révolution du Printemps arabe”. Divers acteurs politiques, notamment, ont cherché par tous les moyens à ramener ce beau pays qui est le nôtre aux temps des Califats et des Emirats islamiques d’il y a 14 siècles. Et alors qu’ils mettent à profit, dans leur vie quotidienne, tous les acquis de la modernité scientifique et technologique, ils dictent à leurs compatriotes de vivre et de penser à la manière des premiers fidèles du prophète Mohamed, et de déclencher de nouvelles Croisades contre l’Occident “impie”, celui-là même qui leur fournit les armes destructrices avec lesquelles ils comptent le combattre, mais qu’ils retournent la plupart du temps contre leurs propres peuples.
Sur la rive Nord de la Méditerranée, on ne se pose presque plus la question de l’identité, et l’on ne se tue surtout pas pour faire triompher une identité sur d’autres au sein d’une même population. Les Espagnols, les Portugais, les Français, les Italiens, les Israéliens mêmes ne s’entredéchirent plus pour pareilles causes aussi éculées et aussi infertiles. Seuls les pays arabes et musulmans en sont encore à débattre prioritairement de leur identité, en éludant leurs crises profondes et leur flagrant retard économique, scientifique, technique et aussi politique et idéologique.
Lorsque des dizaines de millions d’individus se préoccupent de ce qui les divise plus que de ce qui les rapproche et les unit, il ne faut s’attendre qu’à des désastres successifs qui ont beau s’appeler “révolutions”, “triomphes”, ou “miracles”, mais qui n’en sont pas moins calamiteux pour ces peuples imperméables, semble-t-il, au progrès et à la prospérité. Les mouvements intégristes qui renient à la Tunisie sa pluralité culturelle forment et formatent de très nombreux citoyens dangereux pour leur propre pays dont ils ne sont pas contents ! Les autres mouvements dogmatiques prétendument de gauche formatent à leur tour les esprits dans le sens du refus de la différence et du rejet de l’Autre. Certains “amis” tunisiens de la France sont nostalgiques de l’époque coloniale et s’acharnent diversement sur les “arabisants” de tous acabits.
Pourtant, la Tunisie peut vivre et prospérer sans toutes ces creuses dissensions. Non ! La Tunisie DOIT vivre et prospérer sans ces déchirements. C’est la diversité qui nous fera avancer, c’est l’acceptation mutuelle de nos différences et divergences qui nous évitera les conflits ravageurs. Les exemples ne manquent pas dans l’histoire et dans l’actualité la plus récente, qui sont censés nous servir de leçons sur la véritable voie vers le progrès. Aux Etats-Unis, ils sont aujourd’hui plus de 330 millions d’habitants à peupler 51 Etats fédéraux sans s’entretuer pour la foi de tel, la race de tel ou la région natale de tel. Cette unité foncière des Américains constitue certainement l’un des atouts majeurs qui font la puissance de leur pays.