في اختتام برنامج ( ) نظمت جامعة تونس المنار واتحاد الجامعات المتوسطية نشاطا دعي لافتتاح أشغاله الأستاذ المتميز منصور مهني، بجامعة تونس المنار ورئيس جمعية الثقافة والفنون المتوسطية لإلقاء محاضرة افتتاحية عنوانها “لأجل متوسط تعددي” هذا نصها أسفله
Dire-Med pour une Méditerranée plurielle
L’Union des universités de la Méditerranée (Unimed) et l’Université Tunis El Manar (UTM) ont organisée, du 6 au 13 octobre 2020, « La Semaine du Dialogue Interculturel », pour la clôture du projet DIRE-MED – Dialogue Interculturel, REseaux et Mobilité en Méditerranée qu’elles ont piloté pendant trois ans. Le Professeur émérite à l’UTM, Mansour M’henni (par ailleurs chercheur, écrivain, traducteur et homme des médias) a été invité à donner la conférence inaugurale du 6 octobre 2020, intitulée « Pour une Méditerranée plurielle ». L’Association pour la Culture et les Arts Méditerranéens (ACAM) a été autorisée à publier cette conférence de son président-fondateur dans le numéro 23 de sa revue Thétis et elle l’a fait.
Le programme de la séance d’ouverture a comporté trois allocutions officielles, respectivement du Pr. Youssef Ben Othman, Président de l’Université Tunis El Manar, du Pr. Francisco Matte Bon, président d’UNIMED et de Mme la Professeure Olfa Ben Ouda, Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique en Tunisie. Ensuite il y a eu la conférence inaugurale, fort apprécié du public et suivie d’un échange avec les participants, intéressant et riche en propositions ouvertes sur l’avenir. M. Marcello Scalisi, directeur de l’UNIMED a clos la séance par une présentation de la semaine de dialogue et un résumé des projets de coopération de l’Unimed.
Pour une Méditerranée plurielle[1]
Conférence inaugurale du Professeur émérite Mansour M’henni
(Université Tunis El Manar)
Permettez-moi d’abord de remercier vivement les organisateurs du projet Dire-Med, notamment mon université, l’Université Tunis El Manar et l’Unimed, une structure internationale amie et de grande pertinence, pour l’honneur qu’elles me font de m’inviter à donner cette conférence inaugurale dans un cadre aussi prestigieux et devant un public aussi brillant.
Pour une Méditerranée plurielle. Voilà un titre qui, par sa proposition initiale « Pour », appelle à une mobilisation, et qui désigne l’objet de cette mobilisation et le définit comme un projet à deux caractéristiques, apparemment contradictoires, concrétisant l’oxymore du « singulier pluriel », dans l’expression « Une Méditerranée plurielle ».
Ainsi, le présent propos s’articulera en deux parties, avec la nécessité méthodologique d’inverser l’ordre des deux remarques ci-dessus notées à propos du titre, car il faut bien définir le projet avant de chercher à convaincre de sa pertinence et d’essayer d’y faire adhérer. Nos deux questions sont donc : « qu’est-ce qu’une Méditerranée plurielle ? », puis « pourquoi et comment la fixer comme objectif et y adhérer ? ». Ce sont deux questions dont l’examen minutieux déborderait largement les limites imparties à ce propos, néanmoins nous allons essayer d’en cerner les points fondamentaux y afférents et de souligner la logique permettant de les articuler.
1 – Méditerranée et pluralité :
Notons d’emblée que se demander ce qu’est une « Méditerranée plurielle », c’est d’abord se poser la question essentielle : Qu’est-ce que la Méditerranée ? Puis s’interroger sur la notion de pluralité. Une première réponse pointerait alors comme un truisme repris dans la plupart des études focalisées sur cette question : La Méditerranée se définit fondamentalement comme un « objet géographique » et comme « une entité culturelle ». Permettez-moi d’ajouter également : « comme un idéal civilisationnel », je m’en expliquerai plus loin.
L’objet géographique a une histoire qui se confondrait avec l’histoire de la planète et qui actualiserait à la fois la nature géologique du globe et les différents déterminants climatiques qui ont pu contribuer à la structure actuelle de ce qu’on s’accorde à appeler « le bassin méditerranéen ».
Rappelons brièvement et aussi simplement que possible l’histoire lointaine de la formation des continents, voilà à peu près deux-cent-cinquante millions d’années. La masse continentale de la terre était alors en un seul bloc, un « super continent », la pangée[2] [de (pân), « tout », et (gaïa), « terre »], un bloc uni certes mais portant déjà en lui les fissures qui allaient commander la suite de ses divisions et de son mouvement perpétuel. Le mouvement géologique de la pangée laisse apparaître ensuite une sorte de « cicatrice centrale » entre sa partie nord et sa partie sud, déjà deux sous-continents mis en évidence. Dans cette ouverture s’est logé l’océan Téthys[3] (du nom grec d’une déesse marine), l’ancêtre de la Méditerranée, pendant que l’ancêtre de l’océan pacifique, la Panthalassa [de (pân), « tout » et (thálassa), « mer », donc littéralement toutes les mers], entourait toute la masse continentale. N’empêche que le mystère a perduré jusqu’à récemment, et ces données n’ont pu être confirmées qu’au milieu du XXème siècle.
A ce propos, je vous invite à voir, sur YouTube, des vidéos très instructives dont deux sont respectivement intitulées « Formation de la Méditerranée et des Alpes[4] » et « L’histoire géologique de la Méditerranée[5] ». Cette dernière s’achève sur ce commentaire :
Et demain, quel est l’avenir de la Méditerranée ? Un triste avenir ! On estime que d’ici à 650 mille ans, donc demain, à l’échelle géologique, Gibraltar se refermera de nouveau, la Méditerranée s’évaporera, seul quelques bassins définitivement isolés de l’Atlantique subsisteront. Progressivement, ces bassins s’assècheront subissant la poussée de la plaque africaine contre la plaque eurasienne et aussi la poussée de la plaque arabique depuis l’est. Une nouvelle chaîne de montagnes apparaîtra. La Méditerranée aura alors définitivement disparu.
Notre mer méditerranée, avant d’être ainsi baptisée, a donc connu une autre histoire qui ne lui était pas spécifique puisqu’elle n’était qu’une des « mers entre les terres » qu’il y avait dans le globe, se définissant d’abord comme un objet géographique, et se faisant finalement caractériser, pour les climatologues de la fin du XIX° siècle, par une spécificité climatique, « le climat méditerranéen [modérateur des] climats de toutes les contrées riveraines[6] ».
N’oublions cependant pas que cette caractéristique, déterminante de l’écosystème méditerranéen, reste fragile, dépendant des caprices ou de la logique de l’évolution géo-climatique du globe qui finira, selon les spécialistes, par faire disparaître la Méditerranée, apparemment dans 650 mille ans. Tout cela est un indicateur de variété et de pluralité géographique du paysage méditerranéen, quoi qu’on dise pour lui trouver une configuration unificatrice. En effet, le désert du sud méditerranéen n’a rien à voir avec les reliefs et le climat des Alpes, par exemple. Entre les deux, il y a une large modulation des paysages et une dynamique de modération climatique qui feraient quand même la spécificité de l’écosystème du bassin et de ce qui s’en suit culturellement.
Qu’en est-il alors de la Méditerranée comme entité culturelle ?
Il va sans dire que la culture, dans la région devenue la Méditerranée, a précédé celle-ci telle que promue au statut d’idée de regroupement, puis de notion et même de concept à présent. Est-ce une méprise d’oser affirmer que la culture est congénitale de l’humanité, abstraction faite des recherches voulant savoir s’il y a de la culture chez l’espèce animale ? Peut-être pas. Il y avait ainsi plusieurs cultures, chaque peuple avec la sienne, et parfois plus d’une pour un même peuple. Autrement dit le pluriel culturel est antérieur à la notion même de Méditerranée. D’aucuns pensent qu’on pourrait le rattacher au mythe de Babel, en-deçà même, ou au-delà, selon la perspective chronologique ou celle de la rétrospective historique, du royaume de Hammourabi, 18 siècles avant J.-C. Ils iraient plutôt jusqu’à Nimrud, le petit-fils de Noé, plus de vingt-deux siècles avant J.-C, même si ce personnage reste encore un être hypothétique. De leur point de vue, l’essentiel est de relier la culture au Déluge et à la Tour de Babel, donc au pluralisme linguistique, surtout que le royaume néo-babylonien s’est étendu jusqu’à tout le flanc est de la Méditerranée, en l’occurrence le Moyen-Orient, et y a régné jusqu’au VI° siècle avant J.-C., un siècle dont l’apport fondateur en matière culturelle n’est plus à prouver. Tout cela mériterait une plus ample réflexion touchant à toute la littérature inspirée de ce mythe, et conduisant surtout, à notre avis, à la vision qu’en donne l’importante nouvelle de Jorge Luis Borges, « La Bibliothèque de Babel », dans son recueil Fictions (1941). D’une certaine façon, cette bibliothèque est une intelligente allégorie de la notion même de culture.
S’il est donc difficile de procéder à une historisation de la culture, la question serait de savoir si la naissance ou la constitution d’une entité culturelle cohérente est la résultante d’un pluralisme culturel convergent, ou si elle est une construction de l’esprit, prise comme base et moteur d’une dynamique de convergence et agissant sur un pluriel divers pour le conduire vers une configuration unificatrice. Cette dynamique cultiverait ainsi une conscience d’unité, en cohérence avec l’écosystème où l’on vit, se meut et se meurt.
Dans son article, « L’invention de la Méditerranée », Anne Ruel affirme que « cette Méditerranée dont nous parlons sans cesse, […] est un produit récent de notre vision du monde[7] », c’est-à-dire vers le début du XIX° siècle. Les peuples de la région ont donc longtemps, très longtemps, vécu dans/avec la méditerranée sans une conscience d’appartenance méditerranéenne. On était chez soi, dans sa tribu, dans son pays, dans son empire, dans ses mouvements migratoires, dans ses contacts divers avec autrui, mais on n’était pas méditerranéen.
Tout ce temps qui nous séparait de l’époque contemporaine, était-on dans une Méditerranée plurielle ?
Le plus logique, c’est qu’on était dans un pluriel épars, chacun pour soi et le plus souvent contre les autres. L’histoire est là pour en donner mille preuves. Petit à petit, cette mer devenait le chemin du commerce et celui des guerres de conquête, mais elle était différemment perçue et même différemment nommée : « ʺGrande Merʺ ou ʺMer saléeʺ pour les juifs, ʺMer des Romainsʺ pour le musulmans [arabes], ʺMer Blancheʺ pour les Turcs, ʺMer Verteʺ pour les Egyptiens[8] ». L’entité méditerranéenne n’était pas encore née. Faut-il faire remonter ses germes à la célèbre citation romaine « la mare nostrum » ? Ce serait grave, à mon sens, car cela inscrirait l’idée de Méditerranée comme valeur dans la logique coloniale dont la consécration historique me paraît coïncider avec la domination totale et absolue du bassin par l’Empire romain, fièrement dressé sur les cendres de Carthage au II° siècle avant J.-C. « La mare nostrum » est un cri de possession exclusive et de domination inflexible et non un slogan de partage et de communauté. Je n’en voudrais pour preuve que sa réactualisation par les nationalistes de l’Italie, en 1861, pour renouer avec le rêve d’un nouvel empire. C’est sans doute dans le même esprit aussi que Mussolini a utilisé cette formule dans son discours du mois d’avril 1926, à Tripoli, « avec l’idée d’établir une thalassocratie italienne sur la Méditerranée[9] », comme pour donner la réplique, un demi-siècle plus tard, à Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord qui écrivit à Bonaparte dans l’une de ses lettres : « La Méditerranée doit être exclusivement la mer française ». Même son adoption par la marine de guerre italienne comme slogan de son opération militaire et humanitaire “Mare Nostrum” le 15 octobre 2013, après le naufrage de Lampedusa du 3 octobre 2013 (366 morts), n’a pas déchargé l’expression de sa connotation hautaine, voire hégémonique et dominatrice[10]. Bref, ce slogan s’accommoderait mal avec notre espoir d’un « humanisme méditerranéen[11] ».
2 – La quête d’une Méditerranée plurielle
On l’a compris, j’espère, la notion de pluralité est première, elle est tout autant dans le géophysique que dans le culturel. Mais ce qu’une pensée de la Méditerranée ou, pour moi, de la « Méditerranéité » chercherait à faire valoir, c’est plutôt ce singulier pluriel, paradoxal et non moins salutaire, cette Méditerranée une et plurielle à la fois.
Précisons d’abord que l’adjectif « pluriel », hors l’usage grammatical, désigne ce « qui peut être analysé à différents niveaux, de plusieurs points de vue ». Notons aussi que, par opposition à la société totalitaire, il désigne une société, dite « société plurielle », c’est-à-dire « une société caractérisée par des individus aux idées politiques différentes[12] ».
L’idée de pluralité rejoint ici celle de « diversité », très à la mode au moins depuis un quart de siècle. Elle actualiserait alors l’idée de médiation, de modération et d’attitude ou de nature médiane, comme on parle d’une « mer médiane », le sens premier de « méditerranée ».
De ce fait, penser « une Méditerranée plurielle », c’est s’inscrire dans une vision intellectuelle du monde, dans une philosophie des rapports entre les êtres et les sociétés, en vue d’une certaine conception de ce qu’on désigne couramment par le « vivre-ensemble ». Mais dire « Pour une Méditerranée plurielle », c’est déjà s’associer et participer de/à une cause, un mouvement politique ; c’est agir en vue d’un projet à concrétiser. Ces deux niveaux se retrouvent dans les deux définitions ci-dessus rappelées de l’adjectif « pluriel ». Il est évident que les deux niveaux finissent par se croiser, jusqu’à se superposer même ; mais il est important de les distinguer dans le présent propos pour séparer méthodologiquement ce qui est intellectuel de ce qui relève particulièrement de la praxis politique.
Ne nous attardons pas trop, dans ce propos, sur l’action politique « pour une Méditerranée plurielle », tellement les résultats sont pratiquement imperceptibles sauf en tant que spectacle ou que monstration. Peut-être cela est-il dû également à une insuffisance de la démonstration intellectuelle et à un certain flou couvrant les notions et les concepts employés.
Œuvrant et réfléchissant dans la perspective d’un projet économico-politique, Elisée Reclus[13] a réussi au début du XX° siècle à rehausser la notion inconstante de « méditerranée » (petit m) au niveau d’un concept concrétisé par la majuscule à l’initiale du nom, « Méditerranée », et la définissant comme une « patrie » du « peuple » méditerranéen. L’idée de patrie séduira plusieurs écrivains qui la reprendront tout au long de la première moitié du XX° siècle[14]. A mon humble avis, ce qu’il importe de retenir le plus du travail d’E. Reclus, c’est l’idée de la Méditerranée comme « valeur », comme le souligne d’ailleurs A. Ruel dans son article précédemment cité. Toutefois, pour moi, cette valeur ne prendrait toute sa valeur, toute son importance, qu’en surpassant le cadre géopolitique de la Méditerranée pour aspirer à l’universel humain, ce qui me semble pouvoir se faire grâce au concept non encore adopté par les dictionnaires attitrés et sur lequel je travaille depuis le milieu des années 90, quand on polémiquait encore sur le concept de « méditerranée[15] », en l’occurrence « La Méditerranéité ». Je veux parler du concept de « La Méditerranéité[16] », avec de préférence l’adoption du M majuscule pour le distinguer de la « méditerranéité » comme caractéristique d’appartenance à la Méditerranée. C’est ce que nous avons cru bon de rappeler, dans notre préface au livre Méditerranéité plurielle, dans les termes que voici :
C’est en creusant au fond d’eux-mêmes, dans le concept de « méditerranéité », que les Méditerranéens pourront aborder ce cap générateur d’autres lumières et de nouvelles richesses. [Cette méditerranéité] ne dénote cependant pas une forme d’identité figée ni une quelconque forme d’essentialisme. Elle désigne certes un lien d’appartenance et d’attachement à un ancrage originel (la mer nourricière), mais aussi la marque d’une tension et d’un désir de sortie vers l’autre, vers l’inconnu aussi[17].
Ainsi conçue, la méditerranéité, en tant que concept, devrait s’imposer comme un projet civilisationnel qui, bien que devant son origine à ses sources affectives et intellectuelles d’écosystème régional, s’initie aux lumières des leçons de l’Histoire. Sa propre Histoire et celle de tous les autres, pour proposer un modèle de vivre-ensemble à même de faire le bonheur de la Méditerranée, ou au moins d’en réduire énormément les malheurs, et d’inspirer d’autres systèmes régionaux dans la perspective, au bout de l’effort, d’une convergence universelle vers la résultante de ces microsystèmes, en l’occurrence un nouvel humanisme du vivre-ensemble universel. J’évoquerais à ce propos une phrase de La Raison de méditerranéité : « La méditerranéité est le concept porteur d’une forme de ʺglocalisationʺ à même de montrer que l’on peut s’inscrire dans le global sans cesser d’être soi et que c’est en étant soi-même ce qu’on est qu’on sert le mieux l’universel humain[18] ».
Cette évolution extensive de la philosophie de la Méditerranéité ne saurait se concevoir autrement que sur la base d’un carré de valeurs dont les quatre angles sont : La conversation, le respect, la solidarité et la justice. Appelons cela « la sagesse de la Méditerranéité » et osons croire qu’il y a là les quatre piliers principaux d’une démocratie authentique. Chacune de ces 4 valeurs porte en elle un paradigme éthique d’une grande envergure, pourvu que les citoyens du monde se les donnent pour objectif et comme règles du vivre-ensemble et qu’ils ne se pressent pas de les dénigrer sous le label de l’utopisme, du rêve et de l’impossible. Mon ami feu Salah Stétié, un poète, penseur et diplomate « méditerréaniste » décédé cette année, a présenté les choses autrement, mais dans le même esprit, me semble-t-il, en disant :
Je me demandais, au début de cette rêverie, si la Méditerranée existait. Elle ne saurait, dis-je, être et se poursuivre que comme une conjonction finale de nos apports et de nos signes les plus contradictoires, elle ne saurait s’établir réellement, face aux immenses empires élémentaires qui se sont édifiés en portant à leur terme sublime, et jusqu’à la caricature, un profil ou l’autre de notre définition de la liberté et de la justice, que par une nouvelle synthèse plus vivante, plus englobante, de la justice et de la liberté[19].
On devine bien que, dans l’implicite de chacune de ces quatre valeurs fondamentales, il y a sans doute, au cœur même de « l’ipséité[20] », l’altérité, la diversité, la différence qui sont toujours associées aux droits et aux devoirs de chacun envers soi et envers autrui, de telle manière que ce qui revient à soi demeure étroitement dépendant de ce qui est du droit d’autrui. C’est cela le singulier pluriel, faisant de l’individu son propre représentant dans tout échange, mais aussi, voire d’abord, le bon représentant d’autrui, en la présence ou en l’absence de celui-ci. Un dur labeur certes de reconstruire le monde sur cette base, d’où l’intérêt d’y travailler à différents niveaux structurels, depuis la famille jusqu’à la communauté cosmique et d’œuvrer surtout à ne pas tomber dans le piège de ce qu’Amine Maalouf appelle « les identités meurtrières[21] ». A la base, il y aura toujours la famille et l’école, mais dans la continuité logique du processus et dans sa dynamique extensive, il y aura la société à différentes échelles : associations, organisations, communautés locales et nationales, communautés internationales de différentes configurations, la Méditerranée y faisant figure de modèle initiateur et de modérateur intermédiaire. Il y aura surtout la mise effective sous le contrôle citoyen de toutes les institutions et les instances étatiques pour leur éviter tout dérapage et toute manipulation. On le voit bien, le glissement de l’intellectuel vers le politique est inévitable, mais il se ferait ici dans le sens d’une réhabilitation de la raison pour une politique de l’intelligence humaniste et non pour une exploitation d’une certaine intelligence déformée comme une raison (du) politique.
Ajoutons que dans cette perspective, il n’est nullement question de revendiquer le pouvoir pour une quelconque catégorie d’intellectuels, ni d’ailleurs d’en diminuer l’importance ni le mérite : ni philosophes, ni poètes, ni exégètes, etc. Tous citoyens participatifs. Il est donc plutôt question de s’organiser de façon à tirer profit de toute part d’intelligence que tout citoyen pourrait faire valoir pour le bien-être commun, justement partagé. C’est ce que nous appelons, dans un nouveau concept[22] et un nouveau champ de recherche initiés en 2012 à l’Université Tunis El Manar, et dans la perspective d’une relecture de la pensée socratique, « l’esprit de conversation » pour une « société de conversation », supposée être la société démocratique.
Faut-il conclure cette interrogation aussi ouverte sur l’actualité et sur l’avenir ? Tout au plus dirions-nous, en guise de conclusion provisoire : « Dans la quête et l’espoir d’une Méditerranée plurielle, continuons de ʺdire-medʺ et œuvrons pour une Méditerranée de la conversation à partir du concept de la Méditerranéité ! »
Merci de votre attention.
Discussion :
La discussion s’est déroulée à la fois par visioconférence et par tchat. Les intervenants ont exprimé l’intérêt et le plaisir qu’ils ont eu à suivre la conférence inaugurale et ont souligné l’importance du projet Dire-Med dont la continuation, sous une forme bien étudiée, paraissait souhaitable, voire nécessaire. On a parlé, après Dire-Med, d’un prolongement sous forme de Faire-Med. Un jeune a même suggéré l’idée d’un Jouer-Med qui, loin de constituer une boutade, peut s’avérer intelligente et profonde, quand on sait la part pédagogique que peut prendre le jeu dans une éducation à la conversation et à la convivialité. En tout cas les participants semblaient adhérer à l’intention de « continuer à dire la Méditerranée pour faire la méditerranéité », un concept que la jeunesse pourra porter très loin.
Par ailleurs, si les institutions officielles, les politiques et les parrains des projets de coopération du genre Dire-Med ont un rôle incontestable, surtout en matière de viabilité de ces projets, un large collectif CURA (Culture-Université-Recherche-Associations) sera aussi utile pour conduire ces projets à bon port et donner vie et étendue à l’ambition d’une Méditerranée néo-humaniste sur la base des valeurs universelles portées par le concept de la Méditerranéité.
Bibliographie :
¤ Arrault, Jean-Baptiste, « A propos du concept de méditerranée. Expérience géographique du monde et mondialisation », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Epistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique, document 332, mis en ligne le 03 janvier 2006, consulté le 04 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/13093 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cybergeo.13093 : « La conceptualisation du terme méditerranée fait débat, et même la grande mise au point de L’Espace Géographique en 1995 ne semble dégager que quelques rares points fixes. »
¤ Bourguet, Marie-Noëlle et alli, L’invention scientifique de la Méditerranée, Paris, Éd. de l’EHESS, 1998.
¤ Charbonneau, Georges, « L’ipséité et le Soi Approches phénoménologiques et cliniques ». Evolution psychiatrique 2019 ; 84 (1), URL :
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0014385518301361 [date de dernière consultation, 20 septembre 2020]
¤ Maalouf, Amin, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
¤ M’henni, Mansour, La Raison de méditerranéité, préface de Gilbert Sinoué, Tunis, Maison arabe du livre, 2008, 100 pages.
¤ M’henni, Mansour & Tenkoul, Abderraman (Dir.), Méditerranéité plurielle, Paris, L’Harmattan, 2019, 210 pages, p. 6.
¤ M’henni, Mansour, Le Retour de Socrate. Introduction à la Nouvelle Brachylogie, Paris, L’Harmattan, 2017, (2° éd.) / Tunis, Brachylogia, 2015 (1ère éd.).
¤ Reclus, Elisée, L’homme et la terre, Paris, Hachette, six volumes publiés de 1906 à 1908, 3 545 pages.
¤ Ruel, Anne, « L’invention de la Méditerranée », in Vingtième siècle. Revue d’histoire. Année 1991 – 32. Numéro thématique : La Méditerranée. Affrontements et dialogues. P. 7-14.
¤ Stétié, Salah, « Question sur un très vieux rivage. La Méditerranée existe-t-elle ? », in Aporie. Salah Stétié et la Méditerranée noire, Les Cahiers de l’égaré, 1997 (2° édition. 1ère édition, 1990), p. 55-59.
¤ Thétis (revue de la culture et des arts méditerranéens), N°1 à N° double 21-22.
¤ Wegener, Alfred, La Genèse des continents et des océans, publié en 1915.
¤ https://www.revolutionpermanente.fr/Mare-Nostrum
¤ https://www.cnrtl.fr/definition/pluriel
¤ https://www.youtube.com/watch?v=S0YRd978pHE
¤ https://www.youtube.com/watch?v=ivMwx2VawgA
Notes:
[1] La présentation orale de cette conférence ayant été limitée à 20 mn au plus, il a donc fallu, à la lecture, élaguer certains passages que ce texte restitue.
[2] Wegener, Alfred, La Genèse des continents et des océans, publié en 1915.
[3] Cette orthographe est à distinguer de celle de la nymphe marine Thétis, dont le nom a été donné par l’ACAM (Association pour la culture et les arts méditerranéens) à sa revue semestrielle bilingue. Ce choix est significatif de la pensée acamienne (concrétisée en 1996 par la naissance de l’association), qui voulait se démarquer du projet le Consortium des Universités Euro-Méditerranéennes TETHYS, créé en 2000, la même année de la conception du projet de la revue Thétis.
[4] Gonet, Etta, « Formation de la Méditerranée et des Alpes, https://www.youtube.com/watch?v=S0YRd978pHE [date de dernière consultation, 20 septembre 2020].
[5] EppurSiMuove (EPSM), « L’histoire géologique de la Méditerranée »,
https://www.youtube.com/watch?v=ivMwx2VawgA [date de dernière consultation, 20 septembre 2020]
[6] Ruel, Anne, « L’invention de la Méditerranée », in Vingtième siècle. Revue d’histoire. Année 1991 – 32. Numéro thématique : La Méditerranée. Affrontements et dialogues. P. 7-14.
[7] Ruel, Anne, Ibid.
[8] Martini, Giuliana, Mare Nostrum, https://www.revolutionpermanente.fr/Mare-Nostrum (rédigé le 8 décembre 2018). [date de dernière consultation, 20 septembre 2020]
[9] Casabianca, Jean (Amiral), Méditerranée : paradigme des conflictualités contemporaines, texte paru dans le “Rapport Schuman sur l’Europe, l’état de l’Union 2020”, Éditions Marie B, collection Lignes de Repères, mai 2020. URL : https://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0564-mediterranee-paradigme-des-conflictualites-contemporaines [date de dernière consultation, 20 septembre 2020]
[10] Jalabert, Laura, « Notre mer » : https://ledecode.ut-capitole.fr/notre-mer-667831.kjsp [date de dernière consultation, 20 septembre 2020]
[11] Louis Bertrand, « Discours du 2 novembre 1935 », Cahiers de l’Académie méditerranéenne , 2, hiver 1936, p. 93.
[12] Cnrtl-ortolang : https://www.cnrtl.fr/definition/pluriel [date de dernière consultation, 20 septembre 2020]
[13] Reclus, Elisée, L’homme et la terre, Paris, Hachette, six volumes publiés de 1906 à 1908, 3 545 pages.
[14] Evoquons au moins les noms cités par A. Ruel (Op. cit.), en l’occurrence Gabriel Boissy, Gabriel Audisio et André Suarès.
[15] Arrault, Jean-Baptiste, « A propos du concept de méditerranée. Expérience géographique du monde et mondialisation », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Epistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique, document 332, mis en ligne le 03 janvier 2006, consulté le 04 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/13093 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cybergeo.13093 : « La conceptualisation du terme méditerranée fait débat, et même la grande mise au point de L’Espace Géographique en 1995 ne semble dégager que quelques rares points fixes. » [date de dernière consultation, 20 septembre 2020]
[16] M’henni, Mansour, La Raison de méditerranéité, préface de Gilbert Sinoué, Tunis, Maison arabe du livre, 2008, 100 pages.
[17] M’henni, Mansour & Tenkoul, Abderraman (Dir.), Méditerranéité plurielle, Paris, L’Harmattan, 2019, 210 pages, p. 6.
[18] M’henni, Mansour (2008), Op. cit, p. 26. On peut citer également Vincent Clément qui a écrit pour Géoconfluences (01/03/2004) : «Que la Méditerranée soit un espace unique n’est pas contradictoire avec le fait de la poser en modèle universel. Un modèle est par définition un objet de référence, une sorte d’archétype idéalisé auquel on se compare ». URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Medit/MeditScient.htm [date de dernière consultation, 20 septembre 2020]. Mieux encore, Bourguet, Marie-Noëlle, « De la Méditerranée », in L’Invention scientifique de la Méditerranée, Ed de l’EHESS, 1998: « débordant [son] inscription régionale, la notion de “méditerranéité” se signale par sa capacité à voyager, à se détacher de l’espace géographique qui lui sert de référent pour être appliquée à la description d’autres espaces ».
[19] Stétié, Salah, « Question sur un très vieux rivage. La Méditerranée existe-t-elle ? », in Aporie. Salah Stétié et la Méditerranée noire, Les Cahiers de l’égaré, 1997 (2° édition. 1ère édition, 1990), p. 55-59.
[20] Charbonneau, Georges, « L’ipséité et le Soi Approches phénoménologiques et cliniques ». Evolution psychiatrique 2019 ; 84 (1), URL : https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0014385518301361 [date de dernière consultation, 20 septembre 2020]
[21] Maalouf, Amin, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
[22] C’est le concept de « Nouvelle Brachylogie », introduit d’abord par une série de conférences de son initiateur, le Pr. Mansour M’henni (UTM), puis développé dans son livre Le Retour de Socrate. Introduction à la Nouvelle Brachylogie, Paris, L’Harmattan, 2017, (2° éd.) / Tunis, Brachylogia, 2015 (1ère éd.).